Plus tu te sépareras des choses de la terre, plus tu te
rapprocheras de celles du ciel et plus tu trouveras de richesses en Dieu.
Celui qui saura mourir à tout, trouvera vie en tout.
Sépare-toi du mal, fais le bien, recherche la paix (Ps
33,15).
Celui qui se plaint ou qui murmure n’est point parfait ni
même bon chrétien.
Celui-là est humble qui se cache en son propre néant et sait
s’abandonner à Dieu.
Celui-là est doux qui sait supporter le prochain et se
supporter soi-même.
Si tu veux être parfait, vends ta volonté et donne-la aux pauvres d’esprit, puis tourne-toi vers le Christ, pour obtenir de lui la douceur et l’humilité, et suis-le jusqu’au Calvaire et au sépulcre.
L’âme demande à l’Époux : « Où t’es-tu caché ? » (…) Répondons à sa question en lui montrant le lieu précis où il se cache, le lieu où elle le trouvera d’une manière certaine, et avec autant de perfection et de douceur possibles en cette vie. Dès lors, elle n’errera plus en vain sur les traces des étrangers (cf. Ct 3,2).
Sachons-le bien, le Verbe, Fils de Dieu, réside par essence et par présence, en compagnie du Père et de l’Esprit Saint, dans l’essence même de l’âme, et il y est caché. L’âme qui aspire à le trouver doit donc sortir (…) de tout le créé ; elle doit entrer en elle-même et s’y tenir dans un recueillement si profond que toutes les créatures soient pour elle comme si elles n’étaient pas. « Seigneur, disait saint Augustin en s’adressant à Dieu dans ses Soliloques, je ne te trouvais pas au-dehors de moi, parce que je te cherchais mal : je te cherchais au-dehors, et tu étais au-dedans. » Dieu est donc caché dans notre âme, et c’est là que le vrai contemplatif doit le chercher, en disant : « Où t’es-tu caché ? »
Eh bien donc, ô âme, la plus belle d’entre les créatures de Dieu, toi qui désires si ardemment savoir où se trouve ton Bien-Aimé afin de le chercher et de t’unir à lui, voici qu’on te le dit : tu es toi-même la demeure où il habite, la retraite où il se cache. Quelle joie, quelle consolation pour toi ! Ton trésor, l’objet de ton espérance, est si proche de toi qu’il est en toi-même, ou, pour mieux dire, tu ne pourrais pas exister sans lui. Écoute l’Époux lui-même te le dire : « Voici que le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Lc 17,21). Et l’apôtre saint Paul, son serviteur, nous dit de son côté : « Vous êtes le temple de Dieu » (2Co 6,16).
La foi, disent les théologiens, est une habitude de l’âme, certaine et obscure à la fois. Elle est obscure parce qu’elle nous propose des vérités révélées de Dieu même, qui surpassent toute lumière naturelle, qui excèdent… toute compréhension humaine quelle qu’elle soit. De là vient que cette lumière excessive fournie par la foi devient pour l’âme de profondes ténèbres. Une force supérieure, on le sait, surmonte et fait défaillir une force moindre. Ainsi le soleil éclipse toutes les autres lumières, au point que lorsque celui-là resplendit, celles-ci ne semblent plus, à proprement parler, des lumières. En outre, son éclat dépasse totalement notre puissance visuelle quand il est dans sa force, en sorte qu’au lieu de la faire voir, il l’aveugle, parce qu’il est excessif et hors de proportion avec notre vue. De même la lumière de la foi, par son excès prodigieux, accable et fait défaillir la lumière de notre intelligence…
Je prends un autre exemple… : supposez une personne née aveugle, et qui par conséquent n’a jamais vu les couleurs. Si vous cherchez à lui faire comprendre ce que c’est que le blanc et le jaune, vous aurez beau accumuler les explications, elle n’en retirera aucune connaissance directe, parce qu’elle n’a jamais vu ces couleurs… ; il ne lui en restera dans l’esprit que le nom, qu’elle a reçu par l’ouïe… Il en est de même de la foi à l’égard de l’âme. Elle nous dit des choses que nous n’avons jamais vues ni connues… ; nous n’avons à leur égard aucun rayon de connaissance naturelle… Mais nous les savons par l’ouïe, en croyant ce qui nous est enseigné…, en aveuglant en nous la lumière naturelle. En effet, comme dit saint Paul : « La foi naît de ce qu’on entend » (Rm 10,17). Comme s’il disait : La foi n’est pas une science qui entre en nous par les sens, c’est un assentiment de l’âme à ce qui entre par l’ouïe… Il est donc évident que la foi est pour l’âme une nuit profonde ; mais c’est par son obscurité même qu’elle l’éclaire et plus elle la plonge dans les ténèbres, plus elle l’illumine de ses rayons. En effet, c’est en aveuglant qu’elle éclaire, selon la parole d’Isaïe : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas » (cf 7,9).
Une personne qui en aime une autre et qui lui fait du bien, l’aime et lui fait du bien selon ses qualités, selon ses propriétés personnelles. Ainsi agit ton Époux résidant en toi en tant que tout-puissant : il t’aime et te fait du bien selon sa toute-puissance.
Infiniment sage, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sagesse. Infiniment bon, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa bonté. Infiniment saint, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sainteté. Infiniment juste, il t’aime et t’accorde ses grâces selon l’étendue de sa justice. Infiniment miséricordieux, clément et compatissant, il te fait éprouver sa clémence et sa compassion. Fort, délicat, sublime en son être, il t’aime d’une manière forte, délicate et sublime. Infiniment pur, il t’aime selon l’étendue de sa pureté. Souverainement vrai, il t’aime selon l’étendue de sa vérité. Infiniment généreux, il t’aime et te comble de grâces selon l’étendue de sa générosité, sans aucun intérêt propre et dans la seule vue de te faire du bien. Souverainement humble, il t’aime avec une souveraine humilité et avec une souveraine estime.
Il t’élève jusqu’à lui, il se découvre à toi joyeusement et avec un visage plein de grâce dans cette voie des connaissances qu’il te donne. Et tu l’entends te dire : « Je suis à toi et pour toi ; je me réjouis d’être ce que je suis, afin de me donner à toi et d’être à toi à jamais ». Qui pourra exprimer ce que tu éprouves, ô âme bienheureuse, en te voyant aimée à ce point, en te voyant tenue par ton Dieu en une estime pareille ?
« J’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée. »
Celui qui est embrasé de l’amour de Dieu ne vise pas à autre chose, il ne cherche ni gain ni récompense, il n’aspire qu’à tout perdre et à se perdre lui-même quant à la volonté, pour l’amour de son Dieu. À ses yeux, c’est là le gain véritable. Et de fait, il en est ainsi, selon le mot de saint Paul : « Mourir est un avantage » (Ph 1,21), c’est-à-dire : Ma mort pour le Christ est mon gain ; mourir spirituellement à toutes choses et à moi-même est mon gain. C’est pour ce motif que dans ce vers du poème l’âme se sert de cette expression : « J’ai été gagnée ». En effet, celui qui ne sait pas se perdre ne se gagne pas ; il se perd, suivant cette parole de notre Seigneur dans l’Évangile : « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui la perdra à cause de moi la gagnera ».
Si nous voulons comprendre ce vers plus spirituellement (…), nous dirons ceci : lorsqu’une âme est arrivée, dans le chemin spirituel, à perdre toutes les voies et toutes les façons naturelles de traiter avec Dieu, lorsqu’elle ne le cherche plus par les considérations et par les images, ni par le sentiment, ni par quelque moyen que ce soit dérivé des sens et des choses créées, mais que, dépassant tout cela, laissant toute manière personnelle et tout moyen quel qu’il soit, elle traite avec Dieu et jouit de lui par la foi et par l’amour, on peut dire alors qu’elle a vraiment trouvé Dieu, parce qu’elle a vraiment perdu tout ce qui n’est pas Dieu et s’est vraiment perdue elle-même.
Seigneur Dieu, mon Bien-Aimé, si tu te souviens encore de mes péchés pour ne pas accomplir ce que je te demande, mon Dieu, fais en eux ta volonté, c’est ce que je désire le plus ; exerce ta bonté et ta miséricorde et tu seras connu en eux. Et si ce sont mes œuvres que tu attends pour exaucer ma prière par ce moyen, donne-les moi, toi, et fais-les moi, et aussi les peines que tu veux que j’accepte et que cela se fasse. Si ce ne sont pas mes œuvres que tu attends, qu’attends-tu donc, mon très clément Seigneur ? Pourquoi tardes-tu ? Car enfin, si ce que je te demande au nom de ton Fils, doit être une grâce et une miséricorde, prends mon obole, puisque tu la désires et donne-moi ce bien puisque toi aussi tu le veux.
Qui pourra se libérer de ses pauvres manières et de ses pauvres limites, si toi-même ne l’élèves à toi en pureté d’amour mon Dieu ? Comment s’élèvera jusqu’à toi l’homme engendré et créé dans la bassesse, si toi-même ne l’élèves, Seigneur, de ta main qui l’a fait ? Tu ne m’ôteras, mon Dieu, ce qu’une fois tu m’as donné en ton Fils unique Jésus Christ. En lui, tu m’as donné tout ce que je désire. C’est pourquoi je me réjouirai de ce que tu ne tarderas plus si, moi, j’attends.
Pourquoi tardes-tu ? Pourquoi diffère-tu ? vu que tu peux dès maintenant aimer Dieu dans ton cœur ? (…) Ne te rabaisse pas à des choses moindres. Ne t’arrête pas aux miettes qui tombent de la table de ton Père. Sors au-dehors et glorifie-toi de ce qui fait ta gloire. Cache-toi en elle et sois dans la joie et tu obtiendras ce que ton cœur demande.
Mon Bien-Aimé est pour moi la nuit tranquille,
Semblable au lever de l’aurore,
La mélodie silencieuse
Et la solitude sonore,
Le souper qui restaure, en enflammant l’amour.
Dans les saintes Écritures, le repos du soir désigne la vision de Dieu. De même donc que le souper couronne les travaux du jour et ouvre le repos de la nuit, ainsi l’âme savoure dans la paisible connaissance dont nous parlons, un avant-goût de la fin de ses maux et l’assurance des biens qu’elle attend. Par là aussi, son amour pour Dieu prend de grands accroissements. C’est donc réellement pour elle « le souper qui recrée », en lui annonçant la fin de ses maux, et qui « enflamme l’amour », en lui assurant la possession de tous les biens.
Pour mieux faire comprendre combien ce souper est délicieux à l’âme, puisque, nous l’avons dit, il n’est autre chose que le Bien-Aimé lui-même, rappelons les paroles de l’Époux dans l’Apocalypse : « Voici que je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre sa porte, j’entrerai chez lui et je souperai avec lui, et lui avec moi » (Ap 3,20). Par là il nous donne à entendre qu’il apporte avec lui le repas, c’est-à-dire la saveur et les délices dont il se nourrit lui-même et qu’il communique à l’âme lorsqu’il s’unit à elle, afin qu’elle s’en nourrisse elle aussi. Tel est le sens de cette parole : « Je souperai avec lui, et lui avec moi » et tel est l’effet produit par l’union de l’âme avec Dieu : les biens mêmes de Dieu deviennent communs entre lui et l’âme épouse, parce qu’il les lui communique gratuitement et avec une souveraine libéralité. Dieu est donc lui-même ce « souper qui recrée en enflammant l’amour ». Il recrée son épouse par sa libéralité, il l’enflamme d’amour par la bienveillance qu’il lui témoigne.
N’ayez pas d’autre désir que celui d’entrer seulement par amour du Christ dans le détachement, le vide et la pauvreté par rapport à tout ce qui existe sur la terre. Vous n’éprouverez pas d’autres besoins que ceux auxquels vous aurez ainsi soumis votre cœur. Le pauvre en esprit (Mt 5,3) n’est jamais plus heureux que lorsqu’il se trouve dans l’indigence ; celui dont le cœur ne désire rien est toujours à l’aise.
Les pauvres dans l’Esprit donnent avec une grande générosité tout ce qu’ils possèdent. Leur plaisir est de savoir s’en passer en l’offrant par amour pour Dieu et pour le prochain (Mt 22,37s)… Non seulement les biens, les joies et les plaisirs de ce monde nous encombrent et nous retardent dans la voie vers Dieu, mais les joies et les consolations spirituelles sont elles-mêmes un obstacle à notre marche en avant si nous les recevons ou les recherchons avec un esprit de propriété.
Saint Jean de la Croix (1542-1591), carme, docteur de l’Église Avis et maximes, n°355-357, 362, éd. de 1693 (trad. P. Grégoire de saint Joseph, Oeuvres, Seuil 1945, p. 1233 rev.)
Pour tout ce qui concerne la prière et les exercices de dévotion, attachons-nous seulement aux rites ou manières de prier enseignés par le Christ. Il est évident que lorsque les disciples ont demandé à notre Seigneur de leur apprendre à prier (Lc 11,1), il leur a sûrement dit tout ce qu’il fallait pour être exaucés du Père éternel, dont il connaissait parfaitement la volonté. Or, il ne leur a enseigné que les sept demandes du Notre Père, où est contenue l’expression de toutes nos nécessités corporelles et spirituelles. Il ne leur a pas enseigné une foule de prières et de cérémonies ; au contraire, il leur a dit dans une autre circonstance de ne pas multiplier les paroles en priant, parce que notre Père céleste sait très bien ce dont nous avons besoin.
La seule chose qu’il leur a recommandée avec la plus vive insistance, c’est de persévérer dans la prière, c’est-à-dire dans la récitation du Notre Père. Car il a dit aussi : « Il faut toujours prier, et ne jamais se lasser » (Lc 18,1). Ainsi, il ne nous a pas enseigné à multiplier nos demandes, mais à les redire souvent avec ferveur et attention. Car, je le répète, ces demandes du Notre Père renferment tout ce qui est conforme à la volonté de Dieu et tout ce qui nous est utile. Voilà pourquoi quand le divin Maître s’est adressé par trois fois au Père éternel, il a répété chaque fois les mêmes paroles du Notre Père, comme le rapportent les évangélistes : « Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite » (Mt 26,42).
Quant aux rites que nous devons suivre à la prière, le Christ nous en a donné deux seulement : ou bien « se retirer au fond de notre maison » (Mt 6,6) ; là, loin de tout bruit et en toute liberté, nous pouvons le prier avec un cœur plus pur et plus dégagé (…). Ou bien rechercher les lieux solitaires, comme il le faisait lui-même, pour y prier au temps le plus favorable et le plus silencieux de la nuit (Lc 6,12).
« Ce fut sous l’ombre du pommier (cf Ct 8,5)
Que tu devins ma fiancée ;
Alors je te donnai ma main,
Et tu fus ainsi réparée
Au lieu même où ta mère avait été violentée. »
Dans le haut état du mariage spirituel [décrit par ce poème], c’est avec grande facilité et très fréquemment que l’Époux découvre à l’âme ses secrets merveilleux et lui fait part de ses œuvres. En effet, l’amour véritable et sincère ne sait rien tenir secret. L’Époux communique tout spécialement à l’épouse les doux mystères de son incarnation, la manière dont s’est accomplie la rédemption de l’homme, l’une des plus sublimes parmi les œuvres de Dieu et par là même des plus savoureuses à l’âme. C’est ce que fait l’Époux dans cette strophe, où l’on peut voir avec quel tendre amour il découvre intérieurement à l’âme ces grands mystères.
Il lui expose donc comment c’était par le moyen de l’arbre de la croix qu’elle est devenue son épouse, comment sur ce bois il l’a couverte de sa protection miséricordieuse en voulant mourir pour elle, et l’a traitée avec magnificence puisque, pour la réparer et la racheter, il s’est servi de l’instrument même qui avait ruiné la nature humaine, à savoir l’arbre du Paradis qui avait perdu Ève, notre première mère (Gn 3,6-7). Il dit donc : « Ce fut sous l’ombre du pommier », c’est-à-dire sous la protection de l’arbre de la croix. C’est sur cet arbre que le Fils de Dieu a racheté la nature humaine et s’est uni à elle, et par suite à chaque âme. C’est par les mérites de sa Passion qu’il lui communique sa grâce et ses dons.