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Les ouvriers de la onzième heure

Byzantine_agriculture

C

omme dans beaucoup de paraboles le Christ veut volontairement choquer ses auditeurs afin d’attirer leur attention et de leur faire comprendre la leçon qui s’y trouve cachée. Ici, bien entendu, le Christ ne veut pas nous dire qu’il faut être injuste comme semble l’être le maître de cette vigne en payant les ouvriers qui ne travaillent pas avec le même salaire que ceux qui ont travaillé longuement. De même que dans la parabole de l’intendant infidèle Jésus fait exprès de louer le malhonnête intendant pour induire une leçon, de la même manière il nous présente ici un propriétaire qui se conduit de manière injuste. Non pas que Jésus prêche l’injustice, ni qu’Il prétende que Dieu est injuste à notre égard, mais Il veut montrer que le royaume des cieux n’est pas une affaire de salaire, n’est pas une affaire de justice au sens de distribution exacte à chacun selon ses mérites, selon son travail.

Si nous essayons de lire de plus près cette parabole, nous comprendrons que les auditeurs de Jésus,« les ouvriers de la première heure », ceux qui sont allés à la vigne dès le point du jour, c’est d’abord le peuple d’Israël, le peuple élu, celui qui, dès l’origine de l’histoire, tout au moins de l’histoire connue, a été appelé par Dieu, a reçu la loi, la promesse, a pratiqué la loi, a donc travaillé dans le champ du Maître tout au long des siècles, des générations, supportant ainsi le poids des commandements de la Loi et la chaleur du jour. Tandis que les ouvriers de la onzième heure, pour Jésus et ses auditeurs, ce sont les païens, ceux qui n’ont jamais supporté la Loi, qui n’ont jamais travaillé pour l’avènement du royaume de Dieu, ceux qui ont vécu sans loi, sans commandement et qui, à la dernière heure, c’est-à-dire au moment où Jésus vient, sont appelés « in extremis » et qui recevront cependant la même récompense que le peuple, la même récompense que le peuple juif. Et il y a là, aux yeux des concitoyens de Jésus, une sorte d’injustice, il peut y avoir une apparence d’injustice si ceux qui n’ont pas été choisis, qui n’ont pas été élus, ceux qui n’ont pas pratiqué la loi, reçoivent le même royaume, la même admission dans la filiation divine, la même entrée dans l’Église, la même grâce que ceux qui ont longuement supporté le poids des commandements de la vie morale de l’observance de la Loi.

Jésus veut donc montrer que le royaume, l’entrée dans l’intimité de Dieu, le don de l’amour et de la tendresse de Dieu ne sont pas un salaire, ne sont pas une récompense. Et c’est pour cela que cette récompense ne peut pas être réservée à ceux qui, comme les juifs, ont pratiqué longuement les commandements de la loi, comme si Dieu leur disait : Puisque vous avez agi conformément à la loi, en récompense, je vous donne le royaume ; alors que, à tous ceux qui n’ont pas pratiqué la loi, commepunition, ils seront chassés du royaume. Telle n’est pas la logique de Dieu. La logique de Dieu n’est pas la logique d’un mérite qui nous acquerrait une récompense.

Du temps même de Jésus, une autre application voisine de ce texte, à l’intérieur du peuple juif, permettait de distinguer, d’une part les pharisiens, ceux qui faisaient attention à ces moindres observances de la loi, et d’un autre côté, « le reste du peuple » que les pharisiens traitaient avec mépris en disant « ce sont des maudits, une racaille, car ils n’observent pas la Loi. » Donc à l’intérieur du peuple juif, il y avait une différence entre les « personnes pieuses et bien-pensantes » d’une part et « les pécheurs » d’autre part. Et là aussi, il semblait aux interlocuteurs de Jésus que, en justice, il convenait que les observateurs de la loi, les pharisiens, soient récompensés davantage que ces pécheurs, ces publicains, ces prostituées. Or constamment Jésus préfère fréquenter les prostituées et les publicains : Il va loger chez Zachée, Il accepte que la pécheresse lui pleure sur les pieds et les oigne de parfum, Il admettra comme premier compagnon dans son royaume ce larron qui meurt sur la croix auprès de Lui, etc … Et Il dira tout simplement : « Les publicains et les prostituées vous précèdent au royaume des cieux. » 

Alors ceci peut s’appliquer immédiatement à nos jours. Nous aussi, nous avons cette tentation de penser que ceux qui sont chrétiens depuis toujours, ceux qui vivent et s’efforcent de vivre conformément à la loi du Christ mériteraient une récompense, le royaume de Dieu, en tout cas une place plus élevée dans l’Église et dans la béatitude, que tous ceux qui, ou bien sont pécheurs, ou bien ne croient pas, ou bien sont en dehors de l’Église, ou quoi qu’il en soit, tous ceux qui ne sont pas, qui ne conforment pas de façon scrupuleuse leur vie à l’observance des lois de l’Église ou des commandements de Dieu. Et bien, Jésus nous adresse cette parabole.

Ce n’est pas parce que nous avons observé les commandements, ce n’est pas parce que nous avons mené une vie droite et morale que nous aurons « droit » comme à une récompense dans le royaume des cieux. Le royaume des cieux n’est pas affaire de récompense, il n’est pas affaire de mérite ; le royaume des cieux est un don gratuit de l’amour de Dieu. C’est ce que le maître dit aux ouvriers de la première heure : « N’ai-je pas le droit de disposer de mes biens comme il me plaît ? » « Comme il me plaît ! » non pas par fantaisie ou d’une manière arbitraire, mais par amour, gratuitement. Non pas parce que tu y aurais droit, mais parce que je veux te le donner. Et je veux te le donner parce que je t’aime. Et parce que j’aime aussi ton frère qui, peut-être n’a pas vécu de façon droite, je veux aussi lui donner à lui ce royaume. Et s’il accepte d’ouvrir son cœur, s’il vient, fût-ce très tard, travailler à ma vigne, si même sur son lit de mort, même dans ses derniers jours, il tourne son cœur vers Moi, Il crie vers Moi, alors je suis trop heureux de lui donner ce royaume. Parce que je n’ai qu’un seul désir, pour lui comme pour toi, c’est de faire votre bonheur en vous donnant mon amour pour qu’il remplisse votre cœur et qu’il soit votre joie.

vigne Telle est la logique de Dieu. Dieu n’est pas là pour compter les mérites des uns et des autres, pour récompenser plus ou moins celui-ci ou celui-là, pour punir plus ou moins celui-ci ou celui-là. Dieu est là pour que son amour se répande en nous, parce que le désir de son amour comme le désir de quiconque aime est de rendre heureux celui qui est aimé. Et Dieu n’a pas d’autre objectif que celui-là : faire notre bonheur. Alors il s’agit non pas d’accumuler des droits à la récompense, mais de nous ouvrir à ce torrent d’amour qui vient du cœur de Dieu. Et de nous ouvrir à ce torrent d’amour qui s’adresse à nous, et pour cela, de laisser tomber tous nos droits, toutes nos vertus, tous nos efforts pour, simplement, fixer notre regard sur la miséricorde de Dieu. Ouvrir notre cœur à ce torrent d’amour qui s’adresse à nous, mais aussi à nos frères, nos frères que, peut-être, dans une certaine logique trop humaine, nous pourrions mépriser ou regarder de haut, mais que, avec la logique du cœur de Dieu, nous regardons avec amour, avec le même désir que Dieu de leur salut, le même désir que Dieu de leur bonheur. Et plus ils sont malheureux, plus ils sont pécheurs, plus ils sont loin de Dieu, plus nous devons désirer qu’ils soient rencontrés par cet amour qui les transformera. Et le plus grand bonheur, pour nous comme pour Dieu est de voir nos frères, même si c’est après une longue vie de péché, se tourner vers Dieu et l’appeler au secours.

Et si nous sommes un peu lucides, nous verrons à ce moment-là, que nous avons bien tort de nous considérer comme des gens vertueux ; nous nous faisons bien des illusions si nous croyons que nous sommes meilleurs que les autres. En réalité, ces pécheurs, ces pécheurs de la onzième heure, n’est-ce pas nous aussi, nous qui peut-être avons l’impression d’avoir depuis longtemps fréquenté l’Église, depuis longtemps essayé d’observer la loi de Dieu et qui, peut-être, ne comprenons qu’aujourd’hui seulement ce qui est le cœur de cette loi, c’est-à-dire précisément cet amour de Dieu. Si nous avons vécu longtemps dans une autre optique, dans une autre perspective, en croyant que c’était la morale qui nous donnait des droits à l’amour de Dieu, alors maintenant peut-être nous sommes en train de venir aujourd’hui devant le Seigneur, humbles, pauvres, n’ayant rien entre les mains. C’est maintenant seulement que nous comprenons qu’il s’agit d’aimer et que nous allons apprendre à ouvrir notre cœur à cet amour triomphant qui vaincra toutes nos résistances, toutes nos pauvretés, toutes nos étroitesses de cœur et d’esprit, comme il est capable de vaincre n’importe quel péché, quel qu’il soit.

Homélie du Frère Jean-Philippe REVEL

 

 

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